Le World Open au quotidien

[NDLR] Joël Lecorre et Paul Simard ont décidé de faire un voyage il y a quelques mois. Leur projet : se rendre à Philadelphie à la fin juin pour conjuguer tourisme et participation au World Open. Ci-dessous le journal de bord que Joël partageait quotidiennement avec des membres de sa famille et quelques intimes. Bonne lecture.

Jour 1

Tout se déroule comme prévu, même mieux que prévu. À Ottawa, alors que l’été pluvieux continue d’assurer l’entretien de nos pelouses sans intervention humaine, mon collègue Paul Simard et moi espérions trouver par le biais de ce voyage au moins un répit du temps maussade. Paul me rencontre à l’aéroport jeudi une bonne heure avant le départ de 14h40 pour Philadelphie. Il est frais et dispos, après avoir consommé un lunch léger en prévision du vol. Nous remarquons tous les deux que le désagréable passage des douanes américaines où on est fouillé de fond en comble se déroule sans heurt et sans drame contrairement à la ruée et au désordre des files interminables du matin. Je note qu’il y a lieu, si l’occasion se représente, de partir désormais durant le jour pour toute destination ou escale aux États-Unis.

Devant l'hôtel de ville de Philadelphie en route pour faire régler nos horloges et visiter le site du tournoi

Le charme se poursuit durant le vol qui décolle cinq minutes avant l’heure et nous dépose à Philadelphie avec près d’une demi-heure d’avance sur notre horaire. En plus, c’est un soleil radieux qui nous accueille. Nous utilisons un taxi Uber conduit par une gentille dame appelée Dolores qui nous mène directement à l’hôtel Doubletree du centre ville. Notre bonne chance se poursuit sans répit. Nous nous installons dans notre chambre ultra confortable avec en boni le Wi-Fi gratuit accordé à Paul en tant que client reconnu de la chaîne Hilton. La première journée se conclut au restaurant Maggiano où nous dégustons une excellente lasagne arrosée d’un bon vin. C’en est à se demander si nos succès hors de l’échiquier sont le présage d’un tournoi de rêve pour Paul et moi…

Jour 2

Museum of Art (site de Rocky). Site grandiose. Notre premier objectif touristique.

Après avoir pris sa première pilule de mélatonine, Paul m’affirme avoir dormi du sommeil du juste durant la nuit et probablement mieux. J’interprète cela comme étant également de bon augure pour notre tournoi dont la première ronde aura lieu à 19h en soirée. Paul et moi profitons de notre temps libre en matinée et en après-midi pour effectuer une visite au célèbre Philadelphia Museum of Art, un endroit grandiose, site de l’entraînement de Rocky interprété par Sylvester Stallone. Notre billet nous autorise à y retourner pour une seconde journée et à visiter le Musée de Rodin. Il est presque impossible de tout voir en peu de temps dans ce musée regorgeant de tableaux historiques de toutes les époques, de plusieurs chefs-d’oeuvre de la Renaissance en passant par les Monet et les Duchamp. L’exposition du photographe Mike Nichols sur le monde des animaux sauvages (lions, éléphants, tigres, ours gorilles et j’en passe) nous a du reste éblouis et horrifiés à la fois face à la perspective de la disparition de toutes ces espèces. Après un lunch sain et nutritif chez Chipotle’s, nous rentrons au bercail pour nous reposer et nous préparer à faire sensation au World Open.

Jour 3

En dépit des signes avant-coureurs positifs dont j’ai fait mention précédemment, nous avons tous les deux essuyé une défaite cuisante lors de notre partie inaugurale du tournoi. Moi, aux mains d’un Canadien originaire des Philippines et Paul, aux mains d’un petit garçon de 9 ans appelé Brooklyn Li, un joueur solide et méthodique.

Jose et moi allions devenir de bons amis après la partie.

Mon adversaire, Jose Marionito, un homme dans la soixantaine, m’a confié qu’il a appris à jouer aux échecs en 1972 à l’époque du match Fisher-Spassky. Le président Marcos qui régnait à cette époque venait de déclarer la loi martiale et les écoles étaient fermées à travers le pays. Le jeune Jose n’avait rien à faire que d’apprendre et de pratiquer le jeu des rois avec ses amis. Notre partie d’hier avait pourtant bien débuté pour moi, alors que je me m’étais assuré un net avantage dans l’ouverture. Malheureusement, j’ai commis une gaffe qui a créé l’égalité et une seconde erreur plus tard qui a mené à ma défaite. Malgré tout, je reste optimiste de ne pas perdre toutes mes parties de la sorte au World Open.

À 11h ce matin débutait la deuxième ronde. Cette fois, mon adversaire était un Américain du Maryland, lui aussi bien sympathique. Ce qui m’a fait l’aimer dès le début, c’est qu’il considère Donald Trump comme une abjecte calamité pour son pays. J’avais les blancs contre lui et malgré tous mes efforts, je n’ai pas réussi à faire valoir mon initiative et nous avons conclu la nulle. En analysant la partie avec lui dans un des salons réservés à cet effet, j’ai appris plusieurs détails amusants sur son compte. Il a le même âge que moi 69 ans. Il s’appelle Steve Finette. Il travaille à la fonction publique comme « Chief, Physicist ». Il a enseigné à l’université Rutgers. Il aime tellement ce qu’il fait qu’il retarde le plus possible le moment de prendre sa retraite. Il valait 1900 USCF jusqu’à ce qu’il cesse de fréquenter un club. Maintenant, il se contente de jouer dans 5 gros tournois par année. Il tremble de peur que Trump reste au pouvoir jusqu’en 2020.

Paul devant le musée Rodin de Philadelphie.

Paul de son côté a dû baisser pavillon contre son adversaire après avoir livré un combat enlevant. Durant l’après-midi et avant l’orage majeur qui s’est abattu sur la ville, nous sommes allés au Reading Terminal et aussi au Musée Rodin.

Le Reading Terminal est une immense foire vouée à la restauration et à la vente de produits frais. Il y a foule; les odeurs et les arômes de cuisine et de bonne chair nous assaillent de partout, sans parler du bruit qui y reste assourdissant. Le choix de nourriture potentielle est énorme dans cette vaste et diabolique caverne. Nous voulions prendre un petit repas et avons décidé d’essayer un sandwich au Corned Beef. Cela ressemble un peu à un sandwich au Smoke Meat, mais en trois fois plus gros. Une fois placée la commande, pas question de revenir en arrière. Nous savourons « involontairement » un repas qui efface presque totalement le besoin d’aller souper le soir.

Pour faciliter la digestion, nous visitons le Musée Rodin de Philadelphie où nous découvrons plusieurs bronzes majestueux et des sculptures géniales du grand maître dont son fameux Penseur. Paul a l’heureuse idée de poser une question à un des employés du musée. Ce dernier content de découvrir en nous des passionnés de l’art nous donne alors gratuitement un tour guidé riche en détails inédits sur Rodin et sur l’importation de son art en Amérique.

Les Bourgeois de Calais au Rodin

Jour 4

Désolé de vous décevoir, cher public. Notre tournoi est en passe de tourner au vinaigre, car ce matin nous subissons chacun la défaite aux mains de notre opposant. Paul me faisait remarquer à quel point nos attentes échiquéennes ont été déçues depuis notre arrivée au World Open. On nous avait en effet laissé entendre que la cote USCF était significativement plus faible que la cote FQE (ou même la cote canadienne). Or, les joueurs que nous avons rencontrés semblaient sans exception plus forts que leur cote le suggérait, ce qui a contribué à nous déséquilibrer. L’autre explication plausible, c’est que nous vieillissons. Maintenant que j’approche des 70 ans, il se peut que mon acuité mentale et ma précision laissent plus sérieusement à désirer que je ne voulais l’admettre jusqu’à présent.

Me voici confiant avant la partie avec une bouteille d’eau comme au CEH. Il y avait plus de 1000 joueurs dans ma salle

Ma déconfiture contre un jeune Indien de 15 ans, nommé Ganesh Aravindin, fut entièrement de ma faute, car je lui ai permis de contrôler la colonne c avec ses tours. Plutôt que de jouer avec prudence, je me suis lancé à l’attaque sans prendre la précaution de contester la fameuse colonne en y installant une tour en c8. Toute la partie a dès lors basculé en faveur du jeune Ganesh dont les parents habitent aux États-Unis depuis 12 ans.

Plus que deux chances pour nous de sauver les meubles, lundi et mardi. Je n’ose prédire le résultat…

Jour 5

Finalement, j’enregistre une première victoire au World Open. Il était temps. Ma victime s’appelle Sakura Laporte, une adolescente de 15 ans d’origine newyorkaise. Elle m’explique qu’à son école la seule cadence en vigueur est de 5 minutes de part et d’autre et qu’elle déteste ces blitzs bien qu’elle soit championne de son école avec une cote dans les 1600 grâce aux tournois « Scholastic » fréquents dans son quartier durant la fin de semaine. Elle m’a présenté à sa maman après notre match et nous avons pu faire plus ample connaissance dans la salle d’analyse. J’ai même croqué une photo d’elle et vice versa. Elle a choisi la défense scandinave contre mon e4 initial et luttait âprement pour l’initiative. Malheureusement pour elle « le jeu d’échecs constitue une conversation muette entre deux opposants. À partir du moment où l’un des interlocuteurs ne comprend pas ce que dit l’autre (par exemple, « je menace de prendre ta dame dans deux coups »), la conversation ne peut continuer comme auparavant et la partie se voit plus souvent qu’autrement irrémédiablement perdue par celui qui n’a pas compris… » — Extrait d’une conversation que j’ai eue avec le regretté Denys Laurin vers 1979. C’est précisément ce qui s’est produit cette fois. La partie s’est soldée par une fourchette royale de mon Cavalier.

Sakura Laporte

La jeune Sakura, dont le nom signifie fleur de cerisier en japonais et qui ne parle pas un mot de français en dépit de son nom de famille quasi québécois, a sans doute encaissé une dure leçon. Mais avec son attitude positive, j’ai l’impression qu’elle ne se fera pas attraper de la sorte une seconde fois.

Si je remporte ma partie de demain, je terminerai le tournoi avec une fiche acceptable de 50%. Aucune prédiction, c’est plus prudent.

Jour 6

Dernière chance de se racheter, dernière partie ce matin à 10h. Paul et moi déjeunons tranquillement au McDo avant de marcher en direction du tournoi. Nous consommons notre egg-mcmuffin et notre café tout en regardant ensemble la scintillante victoire de Fouad Akrib contre Sacha Solunac comme source d’inspiration.

Parlant d’inspiration, le Musée Barnes, que nous avons visité hier après-midi, nous a laissés pantois d’admiration. Il nous a semblé que cette incroyablement riche galerie éclipsait en charme et en intérêt le Museum of Art (célèbre à cause de Rocky), ce qui n’est pas peu dire. Les Renoirs, les Picassos, les Modiglianis disputent la vedette aux Monets, aux Matisses et aux Cézannes. Quelle concentration de chefs-d’oeuvre! Et ce, sans parler du site enchanteur et spacieux. Nous avons été tout simplement comblés. Une ombre au tableau si l’on veut se montrer sévère, les Renoirs sont surabondants dans ce musée. J’aurais souhaité qu’il y ait plus de Toulouse Lautrec ou de Monet.

Quant à ma partie avec les noirs contre un autre Philippin, prénommé Normando Punzalam, j’ai réussi à bien gérer son style agressif et, à l’issue du combat, ai pu lui proposer la nulle sans remord vers le 41ème coup. Malheureusement, nous étions en finale et il ne me restait que qu’une dizaine de minutes à l’horloge. Mon adversaire qui avait dépensé beaucoup moins de temps que moi a décidé d’en profiter. J’ai commis une gaffe. Et en finale, une imprécision même ténue mène presque inévitablement au désastre. J’ai donc extrêmement bien combattu, mais me suis incliné en pression de temps. Je devrais m’en remettre éventuellement, mais, je l’avoue, toute défaite pèse lourd sur le coeur.

Serons à Ottawa en soirée vers 20h30.

Paul, pour sa part, a réussi à terminer le tournoi sur une note plus positive, annulant son dernier affrontement contre un adversaire Indien.

En guise de conclusion, chers lecteurs et lectrices, je vous remercie de nous avoir suivis et des encouragements que vous nous avez fait parvenir à chaque étape. Si j’ai un jour la chance de recommencer une telle expérience, je crois que je diminuerais la proportion tourisme dans mon séjour et me concentrerais davantage sur la performance. C’est un dilemme quasi insoluble lorsqu’on est dans une ville aussi éblouissante que Philadelphie.

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