Jouer trop vite

Lors de la troisième ronde du Père Noël, Luc Bourbonnais est arrivé en retard et n’a pu être apparié. Il est cependant resté toute la soirée et a suivi toutes les parties.
Après la mienne qui, comme cela arrive souvent, s’est terminée en toute fin de soirée, il m’a lancé.

– Je pense que je sais ce qu’est mon problème.
– Ah oui ?
– Je joue trop vite. En observant les joueurs de l’Open, j’ai constaté qu’après une heure de jeu, il n’y avait souvent que 8-10 coups joués.
– Hum, lui répliquais-je, mais encore faut-il savoir quoi penser sur l’échiquier.

Cette courte conversation m’est restée en tête. Et j’ai voulu m’expliquer ce que signifiait ce « quoi penser. »

Une mise en garde d’abord. Mes plus hautes cotes furent 2017 (FCE) et 1915 (FQE). Il faut donc prendre avec un grain de sel ma réflexion et mes conseils.

Je suis persuadé qu’on peut mettre dans un même paquet tous les joueurs de moins de 2200. Et que seulement deux choses distinguent le joueur d’une classe par rapport à un autre :
1 – La capacité de calcul ;
2 – La connaissance des finales.

Je ne parlerai pas de ce deuxième point dans ce billet.

C’est Andrew Soltis qui mentionne dans Studying chess made easy, chapitre 5 qu’un maître arrive généralement à calculer à peu près correctement 2½ coups d’avance. Autrement dit, après avoir joué mon coup, le bon joueur explore d’abord les coups de son adversaire (le premier demi coup), ensuite son coup, plus le coup de son adversaire (1½ coup), etc.

Je crois que c’est la bonne piste pour « ralentir » notre jeu.

Voici donc comment j’envisage ce ralentissement : je m’apprête à jouer mon coup. Avant de le jouer, je dois essayer de prévoir au moins le prochain coup de mon adversaire, de manière à ne pas être surpris par ce qu’il va jouer.

Je commence par un exemple dans lequel j’ai joué beaucoup trop vite :

Partie Fabien Gagnon – Jobin, Père Noël CEH, janvier 2017


Nous sommes au 10e coup, donc vers la fin de l’ouverture. Sans réfléchir, j’ai joué 10… Dc7. Pourquoi «sans réfléchir» ? Tout simplement parce que je joue souvent cette structure avec les Noirs, et que le coup « naturel » est de placer la Dame en c7 pour surprotéger e5. Or, généralement, les Blancs ont un pion en d4 et non en d3. Nul besoin de surprotéger e5 ici. Après l’excellent 11.Tc1, je me suis retrouvé à rejouer la Dame perdant ainsi au moins un tempo. Mon erreur (et ce même si 10…Dc7 avait été correct) est de n’avoir pas pris le temps de considérer le coup de mon adversaire, le fameux premier demi-coup Soltis.

Je pense qu’un joueur de 2000 fait moins souvent cette erreur qu’un joueur de 1800, lui-même la faisant moins souvent qu’un joueur de 1600, etc.

Il est nécessaire de faire l’effort de toujours prévoir le prochain coup de l’adversaire.

Mais que faire lorsque l’adversaire joue un coup non envisagé ?

D’abord, il faut prendre le temps de laisser tomber la panique. Puis, on se penche sur les trois possibilités suivantes :

1- C’est un mauvais coup ;
2- C’est un très bon coup tout simplement non considéré (et après la partie, on tente de trouver POURQUOI on ne l’a pas prévu);
3- Bof, c’est un coup neutre, ni bon ni mauvais.

Voici un exemple tiré de la même partie :

Je viens de jouer 12…b6. Mon idée : faire une éventuelle porte de sortie (ou de rentrée) pour ma Dame en c8 ou b7 via a6. Je croyais que les Blancs auraient joué quelque chose comme 13.a3 ou encore un coup de Tour vers d1. Cependant Fabien a joué 13.b4!?

Ma première réaction fut la surprise avec un peu de panique. En effet, quand un plus fort joueur que soi « donne » un pion, on a de quoi être apeuré. Cette première réaction passée, j’ai essayé de comprendre le coup. Et c’est là que le calcul entre en jeu : soit reculer tout simplement ma Dame, soit prendre le pion. Si je reculais ma Dame, je voyais que les Blancs auraient un initiative terrible. Par contre si je prenais le pion, je voyais ma Dame hors jeu pour un bon bout de temps en laissant aux Blancs le champ libre pour s’amuser sur l’aile-Roi. Revenu à la maison, j’ai bien vu que Stockfish considérait ce gambit comme une erreur; mais en face à face, contre un joueur beaucoup plus fort que soi, rien n’est évident. C’est pourquoi tout doit se décider par des calculs; or, généralement, un joueur qui a une supériorité de 150 points de cote calcule beaucoup mieux, mais peut aussi faire des erreurs ! Dans la situation, j’ai pris le pion en me disant : « À mon adversaire de démontrer où j’ai possiblement mal jugé/calculé cette prise, car j’estime que son attaque sur mon Roi n’aboutira pas ! »

Autre exemple :

Dans cette même partie, au 17e coup, je viens de jouer 17….c5. J’avais un pion de plus, mon Cavalier fort bien installé en d4 et j’étais relativement heureux ; il me fallait juste trouver le moyen de remettre ma Dame en jeu et tout serait tiguidou. Je croyais que les Blancs joueraient quelque chose comme 18.Fd2 ou 18.Cf3. Imaginez ma surprise lorsque Fabien a poussé g3-g4 ! En effet, en apparence ce coup semble être une erreur basique : après 18…Fxg4, les Blancs ne peuvent reprendre 19.hxFg4, car ils perdent la Dame par une fourchette.

Cependant, je joue contre Fabien, un expert québécois, un gars qui calcule BEAUCOUP mieux que moi et qui ne donnerait certainement pas un pion gratuitement sans compensation. Bien sûr, il n’est pas à l’abri d’erreurs, mais cela en serait une grossière de ma part de sous-estimer son pouvoir de calcul. J’ai donc calculé (et calculé, et calculé – et oui, pendant plusieurs minutes) ce qui se passerait après 18…Fxg4, car je savais que le coup suivant serait 19.Dg3 (le premier demi-coup Soltis). Et j’ai anticipé les 2 prochains coups de la partie comme cela s’est effectivement réalisé. MAIS, et c’est un grand mais, j’aurais pu faire une erreur, et mal « voir » la suite des événements. Je me rappelle fort bien pendant la partie m’être dit : « Et si Fabien avait vu un truc que je n’ai pas considéré ? »

Imaginons la même situation, mais aux commandes des Blancs se trouve mon ami Luc, actuellement un joueur de 1250. Aurais-je pris autant de temps à jouer Fxg4? Ma première réaction eût été de penser « Oh… il n’a probablement pas vu la fourchette! » Mais j’aurais tout de même calculé la suite. Car il ne faut jamais, au grand jamais sous-estimer un adversaire peu importe son niveau.

Je conseille donc : (a) Toujours prévoir le prochain coup de l’adversaire en se disant : ai-je une pièce en l’air? Peut-il forcer des échanges? Ou faire échec? Y a-t-il un potentiel de fourchette, de clouage? Etc. Je pense qu’un joueur de 1600 répond plus rapidement à ces questions élémentaires qu’un joueur de 1400 qui lui-même répond plus vite qu’un joueur de 1200. Et je pense qu’un joueur de 1000 ne se pose peut-être même pas ces questions.

(b) Pour chaque coup anticipé, essayer de trouver une réponse qui semble adéquate. Évidemment, il faut recalculer après le coup choisi de l’adversaire.

(c) Faire une tonne d’exercices tactiques. Quelque chose comme une quinzaine de problèmes par jour. Pour ma part, j’ai utilisé le Combination Challenge de Hays and Hall. Mon livre tombe aujourd’hui en ruine, mais il m’a été fort utile. Il n’y a rien de miraculeux dans l’apprentissage du calcul : il faut beaucoup s’exercer, et s’exercer régulièrement. En bougeant les pièces dans sa tête, on force le cerveau à se mettre en mode « calcul » et cette propension sera bénéfique dans chaque partie.

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